La chronique de Raoul de Saint-Ambroix

 

"COLOSSE, MASTOC ET APOPLECTIQUE"

Courteline

Toc toc. Une sourde main frappe hier à mon huis, au jour naissant dont la pâle lueur s'insinue à travers les carreaux de verre dépoli de ma salle d'eau et vient souligner le noble profil du compteur bleu qui, à cette heure matinale, chatoie des plus violets et magnifiques reflets.

Vertuchou! Le temps d'enchausser mes rhingraves et d'endosser le premier aspect que je trouve à la patère - mité - c'est mon vieux trousse-pet, que j'ai plusieurs fois tiré des griffes de ma gouvernante, qui prétendait sans vergogne lui faire prendre le chemin du chiffonnier (elle eût voulu que je le troquasse contre l'auto-coat criard et messéant que m'avait offert un admirateur de mauvais goût).

Observe, ami lecteur, comme le hasard parfois se charge, tel l'alêne du cordonnier, de percer dans le cuir de l'existence de menus orifices permettant d'accéder à autant de pièces du puzzle, qui, à la manière du tachéisme, ne livrent la complète signification de leur assemblage qu'à celui qui songe à prendre du recul, embrassant ainsi du regard le vaste tableau dont la totalité ne lui sera révélée qu'à la fin de sa vie.

Car la lettre que le facteur me remit en ce froid matin d'octobre m'était adressée par un ancien ami d'Al, D. Baran, qui sortait d'une opération militaire dans les gorges de l'Aouache - ce mystérieux fleuve qui se garde bien d'aboutir à la mer. Cette lettre, banal récit d'un rastel orgiaque où la poutargue était abondamment arrosée d'alcool de palme, où les pilons de wyandotte nageaient dans la molokheïa façon Troisgros (d'où le titre de ce billet), fait allusion à la découverte, par un rhabdomancien clodoaldien, de métaux africains manufacturés vieux de plus de 2000 ans, témoins vivants d'une technologie maîtrisant les très hautes températures qu'on n'a obtenues en Europe que dans les hauts-fourneaux du XIXème siècle, corroborant ainsi mes propres spéculations et hypothèses élaborées dans l'isolement et la solitude de ma retraite, sur l'origine extra-européenne de la sacqueboute.

Or, puisque de métal il s'agit, or donc, avisé lecteur, qu'est-il arrivé à cette société industrielle au capital social sans doute fort important, et qui se retrouve quatre cents lustres plus tard dans l'obscurité de la négritude esclavagée, dont auquel le souvenir des hauts-fourneaux ne subsiste dans l'esprit d'iceux que par la fumée du pétun s'échappant de leur chilom? 

Fondu enchaîné. "Colosse, mastoc..." scène V, première.
Le lecteur résistant à la furieuse envie qu'il a de tourner la page se retrouve sur la piste arénacée et affaissatoire du temps qui semble s'écouler et dans lequel il est plongé, tel Archimède vacant à ses ablutions, lui suggérant la vision d'un gigantesque fleuve se ruant inexorablement de sa source à son embouchure1; c'est de cette assimilation de la matière temporelle à la liquidité qu'est issu le nom de la Tamise - origine que l'on retrouve dans l'expression "Tamise money".2

Cependant, notre aquatique lecteur, submergé par le bouillonnement des réflexions que lui inspire ce sujet éternel et précautionneusement équipé de saturnines semelles, se soustrait à l'impétuosité de la vie et s'aperçoit que le courant qui emporte l'événement n'est qu'un leurre, un trompe-l'oeil, et que c'est même pas vrai, d'abord: la réalité, toute autre, et si différente qu'il en reste pantois, lui révèle que l'immersion de notre Hellène aurait pu lui arracher bien d'autres "eurêka!". Un simple va-et-vient des orteils eût troublé la surface aqueuse et provoqué de multiples vaguelettes se croisant et s'entrechoquant, reflets fidèles des innombrables temps emportant chacun d'entre nous, et reléguant la machine à explorer les siècles au ratelier du sciencefictionnisme bon teint. C'est ainsi que le futur d'un être peut être le passé d'un autre, et que nombreuses sont les entités, individus ou civilisations, dont celle de nos Africains sont un exemple éclatant, qui s'enfoncent dans le sombre gouffre d'un passé dont l'avenir nous dira s'il sera le nôtre un jour, à condition toutefois que les Bombard que nous sommes sur l'Océan de la Connaissance, tenions bon la barre et ferme les avirons, afin de maintenir notre frêle esquif à la surface des remous de l'Eternité.

Raoul de Saint-Ambroix

 

1 ce qui nous ramène à la sacqueboute
2 cf recherche de Ian (communication personnelle); voir également le livre de Clifford D.Simak: Dans le torrent des siècles, ainsi que Boris Vian: L'écume des jours.