La chronique de Raoul de Saint-Ambroix

 

DE LA SUCETTE AU PRIX NOBEL

 

  "Echangerais 3 pièces sans confort, quartier Servette, contre villa à Cologny, piscine, terrain, loyer équivalent. Récompense."
  "Perdu perroquet vert, région Macao, parlant 15 langues dont l'ourdou, téléphone, récompense."

Bon. Et alors, s'interrogera l'avide lecteur chasseur de primes professionnel (comme tout, nous l'allons voir tout à l'heure, un chacun), où veut-il en venir cette fois-ci, et par quel tortueux cheminement va-t-il parvenir au parterre fleuri de la générosité, au jardin japonais de la mansuétude, à la terrasse babylonienne de la force d'âme, dans les allées desquelles tu pourras folâtrer tant à ton aise qu'à celle des autres, oyant la doulce mélodie de la Bonté s'échappant dans un murmure des lamentations purpurines et ensanglantées de la sotte vénalité, enfin terrassée dans un dernier assaut?

Facile! Z'allez voir la classe du mec. Primo: jetons, munis de notre pycnomètre, un rapide et insidieux coup d'oeil sur la pauvre et lamentable situation dans laquelle le consensus de boulimie constipée plonge notre plus petit rapport social commun, lui faisant ainsi et néanmoins subir une réaction archimédale qui est à l'origine de ce billet. Prenons n'importe quel moteur d'un acte de la vie quotidienne de tous les jours au hasard: nous constatons que c'est bel et bien l'irrésistible (et fol) espoir de la carotte, de la sucette, du certificat, de la considération générale, de la gloire, du compte en Suisse, du conte en cieux, du sourire de la laitière, du cul de la boulangère, de la légion d'honneur, du prix Nobel et de celui de consolation, qui alimente ses pistons et fait mouvoir ses bielles, les sauvant ainsi d'une noyade fatale, mais nous reléguant dans l'extrême et iconfortable position de B. Keaton dans l'inoubliable saynète de l'un de ses chefs-d'oeuvre cinématographiques, "Les Temps Modernes". Il est bien clair, perplexe lecteur, que le mouvement des corps physiques, dont l'absurdité éclate sur l'écran, n'est que la projection en ombres chinoises de mécanismes mentaux dont l'aberration s'est forgée entre l'enclume séculaire de l'orgueil et le marteau coutumier de la jalousie.

C'est ainsi que le noble et brave charpentier qui, il y a 47 ans, rendit sa jeunesse à la toiture de mon vénérable manoir, homme de talent et pour lequel l'amour de son travail était source de tout le bonheur de sa vie, s'amusait pendant les longues soirées d'hiver à sculpter de petites figures animales dans du bois tendre; un touriste vint à passa, qui les lui achetave; notre pauvre homme se mit à calculer et finit brocanteur au bord d'une nationale à grand trafic.

De même les bigottes croupissant au fond de sombres bénitiers, dans l'attente d'un lointain ; et que dire de certains de nos jeunes étudiants, qui bûchent avec une mauvaise humeur communicative des matières auxquelles il ne portent aucun intérêt dans le seul but d'empocher un diplôme?

Nous ne parleront pas des élégantes bimbeloteries ornant les glorieuses poitrines au champ d'honneur.

Oui, lecteur, tu as passé l'âge de la carotte, le bâton ne te fait plus peur et le temps est venu pour toi de laisser souffler en tempête le vent de la liberté qui brisera le miroir aux alouettes, découvrant le simple et vrai visage de l'acte désintéressé, portant en lui-même sa raison d'être et chantant en harmonie avec la source de la vie jaillissante, qui arrose le parterre fleuri de la générosité, le jardin japonais de la mansuétude, la terrasse babylonienne de la force d'âme, dans les allées desquelles tu pourras folâtrer tant à ton aise qu'à celle des autres, oyant la doulce mélodie de la Bonté s'échappant dans un murmure des lamentations purpurines et ensanglantées de la sotte vénalité, enfin terrassée dans un dernier assaut.

Raoul de Saint-Ambroix